André Leroy : « Le loup a redonné une place aux bergers »
Connu pour sa conduite exemplaire de troupeaux en alpage, André Leroy dit avoir deux cœurs, l’un de berger, l’autre d’écologiste. Cet amoureux des Hautes-Alpes a vu son métier changer avec le retour du loup en France, il y a tout juste trente ans.
Dans quelques jours, vous allez monter en alpage pour la 46e fois de votre existence. Qu’est-ce qui vous attire là-haut et vous donne envie de continuer cette activité, à 72 ans ?
C’est une élévation. Ma compagne et moi nous y préparons dès la fonte des neiges. Ici, dans la vallée, on vit relativement simplement mais, quand on monte en alpage, c’est un dépouillement matériel supplémentaire. Nous vivons dans une cabane bien aménagée. Nous emmenons nos quatre chèvres, qui nous donnent le lait pour faire les fromages, et nos poules pour avoir des œufs. Nous fabriquons notre pain sur place. Il y a une source pour l’eau. Nous descendons de temps en temps chercher des produits frais. Quand, en août, nous rejoignons le vallon des Aiguilles, dans le Dévoluy (Hautes-Alpes), c’est une splendeur. Une harde de chamois avec leurs petits nous tient compagnie, à distance… Nous vivons dans l’émerveillement, nous sommes tout le temps en train de nous dire : « Comme c’est beau. » D’où vient cette force du vivant, on ne sait pas. Faire une montagne (1), c’est un peu comme vivre une retraite.
Il y a des moments difficiles aussi ?
Oui, l’alpage, c’est dur. Je le rappelle chaque année aux apprentis bergers de l’école du Merle (2), avant qu’ils montent pour la première fois. Durant quatre mois, toute notre énergie est donnée au troupeau – qui compte au moins mille brebis – et à la montagne. Physiquement, c’est éprouvant, il faut marcher longtemps pour mener les bêtes là où elles doivent manger, les soigner quand elles se blessent. Et s’il y a de longues périodes de mauvais temps, et quand les brebis ne sont pas bien, qu’elles tournent, qu’elles virent, ce peut être très difficile moralement. Même chose quand elles meurent, par accident ou à cause d’un prédateur…
Durant plusieurs années, vous avez travaillé avec un chercheur de l'INRAE (3), Jean-Pierre Deffontaines, pour concilier conduite du troupeau et préservation de l’environnement montagnard. Pourquoi vous êtes-vous engagé dans cette aventure ?
Souvent, j’entendais dire que les troupeaux dégradaient les montagnes par le surpâturage et le piétinement. Or, je voulais être un berger qui prend soin des bêtes autant que de la nature. La brebis est herbivore. Donc notre premier souci concerne l’herbe. On commence par amener le troupeau sur le quartier de début de saison, là où la neige fond en premier. Ensuite, on monte au quartier d’août, le plus en altitude. Et, en septembre, on redescend sur le premier quartier, où l’herbe a eu le temps de repousser. Dans chacun de ces quartiers, on ne lâche pas les bêtes d’un coup ! Notre métier consiste à les faire manger progressivement, en organisant un circuit qui permet de gérer au mieux la ressource : il s’agit de prendre en compte les besoins des brebis, l’état des plantes, le relief du terrain, le climat, la présence ou pas d’espèces protégées sur la zone, etc.
Quelle conséquence ce travail de recherche a-t-il eue sur les pratiques pastorales ?
Aujourd’hui « des bilans de santé de la montagne » sont régulièrement établis dans les pâturages d’altitude. Et pour mettre en œuvre les recommandations formulées, les éleveurs peuvent bénéficier de financements, comme les mesures agro-environnementales.
Le loup est revenu en France, depuis l’Italie, voilà trente ans. Comment le retour de ce prédateur a-t-il changé votre vie de berger ?
D’abord, j’ai toujours en tête que je peux avoir une attaque, cela renforce le souci pour le troupeau. Ensuite, il y a eu un gros changement : désormais, les bêtes dorment toutes les nuits dans le parc électrifié, à côté de notre cabane. À l’intérieur de ce parc, il y en a un plus petit que nous déplaçons tous les quatre à cinq jours pour qu’elles restent au propre. Avant, en juillet et août, elles étaient en « couchade libre ». On leur donnait une direction et elles allaient dormir dans des endroits bien précis, parfois loin de notre cabane. Le loup a modifié la façon de gérer l’alpage la nuit, mais aussi le jour. Car le matin, au lieu de démarrer d’en haut, là où dormaient les bêtes, nous devons repartir de la cabane. Cela fait de plus longs déplacements. Toute la gestion de la montagne est transformée, car on ne peut plus effectuer les mêmes circuits. Avant, nous avions une grande latitude. Maintenant, notre travail est plus contraint.
Avez-vous déjà subi des attaques de loup ?
À vrai dire, je ne sais pas. Une seule fois, en 2009, j’ai trouvé cinq brebis tuées, en dehors du parc d’où elles s’étaient enfuies. Par un « grand canidé », selon le constat officiel : on ne sait pas bien si c’était un loup ou un chien errant. Mais j’ai la chance de n’avoir jamais eu de gros dégâts, comme des brebis à moitié éventrées par le loup, des bêtes que l’on bichonne tout l’été… et qu’il faut achever. Alors, oui, je comprends que ce soit très dur à vivre. On est comme le « bon pasteur », qui prend soin de son troupeau et qui souffre avec lui.
Le débat sur le loup est très passionnel en France. Pensez-vous que l’homme puisse à nouveau cohabiter avec cet animal sauvage ?
Oui, je le crois. Depuis que l’humanité domestique des animaux, toutes les sociétés pastorales ont été confrontées aux prédateurs : les panthères des neiges au Tibet, les pumas en Amérique latine, les tigres en Inde, etc. En France, on a oublié le loup durant presque cent ans. On s’est dit « C’est la belle vie ! » et on a pris des habitudes de travail sans lui. Les savoir-faire élaborés au cours des siècles où nous avions vécu avec le loup ont été perdus. Résultat : aujourd’hui, tout est à réinventer. Par exemple, les chiens de protection, qui avaient été reconvertis en chiens de compagnie comme dans Belle et Sébastien, doivent réapprendre à protéger efficacement les troupeaux. Le loup représente vraiment une très grosse contrainte pour nous, mais on peut faire avec en réfléchissant à adapter nos pratiques. Beaucoup de personnes résistent pourtant, et veulent encore l’exterminer. Dans le milieu agricole, si tu ne prends pas position contre le loup, tu es mal vu. C’est ce qui risque de m’arriver d’ailleurs, avec cet article !
Que pourrait-on faire en France pour améliorer cette cohabitation ?
Beaucoup de choses progressent, comme les parcs de nuit à double enceinte ou le développement des chiens de protection, qui sont assez efficaces. Et, grâce aux aides de l’État et de l’Europe, le berger n’est plus seul : les éleveurs sont subventionnés pour employer un aide berger à ses côtés.
Le retour du loup serait finalement bénéfique pour les bergers ?
Le loup a contribué à revaloriser notre métier. Avant, dans le Dévoluy, là où je travaille cet été, les éleveurs avaient pris l’habitude de mettre des grillages tout autour de la montagne et d’y laisser les bêtes paître seules. Il n’y avait plus de problème de salaires mais aussi plus de gestion de l’herbe… Quand le loup est revenu, ils ont eu beaucoup de dégâts sur leurs troupeaux et ont réembauché des bergers. Je constate que dans les alpages, un peu partout, les salaires ont été augmentés, les cabanes améliorées, avec des panneaux solaires et des douches. Les mesures agro-environnementales ont aussi permis de revaloriser notre métier, car le berger a été reconnu dans son rôle de protecteur de la montagne.
Avez-vous un message pour nos lecteurs qui vont randonner cet été dans les alpages ?
D’abord, ne pas parler trop longtemps aux bergers ! (sourire) Car même s’ils donnent l’impression de ne rien faire, ils sont constamment occupés à veiller sur leur troupeau. Et puis, parler de « brebis » et non de « moutons », et de « sonnailles » au lieu de « cloches » !
(1) Faire une saison en alpage.
(2) Centre de formation de bergers situé à Salon-de Provence (Bouches-du-Rhône).
(3) Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
LIEN WEB VERS CET ARTICLE de Véronique Badets pour Le Pèlerin
https://www.lepelerin.com/dans-lhebdo/rencontre/andre-leroy-le-loup-a-redonne-une-place-aux-bergers/